« Mains croisées sur les genoux, Daoud veut dire « quelques mots sur Aboubakar, une personne appréciée de tout le monde ». Larmes aux yeux, il évoque « son grand cœur et sa gentillesse », et le décrit comme un homme « pauvre mais riche dans le cœur ». Selon les témoignages de plusieurs fidèles de la mosquée, Aboubakar Cissé était sans domicile fixe et vouait sa vie à la religion et au lieu de culte, dans lequel il passait beaucoup de temps. « Pour moi, c’est un ambassadeur de l’islam. Tout musulman voudrait lui ressembler », décrit Hamza.

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Louant une personne discrète, Daoud lance :« Ça peut paraître étonnant, mais c’est justement sa discrétion qui a fait de lui un homme connu. » » Article Mediapart

Quand j’étais enfant et que mon père nous emmenait à la mosquée certains vendredis (il nous laissait toujours le choix d’y aller), je croisais parfois des personnes pieuses et douces, comme Aboubakar. En France, comme en Égypte, ils avaient cette aura que l’on retrouve dans l’image que j’ai de certains moines bouddhistes, un peu ermites, dont l’ascèse leur confère une présence indescriptible.

Même apostat, une part de moi a le cœur brisé par la violence de son assassinat et par le silence assourdissant, la minimisation perpétuelle du crime lorsqu’il accable un Arabe, un Noir, un Asiatique, et plus encore s’il est musulman.

Je me souviens encore qu’un homme m’avait menacé de mort l’année dernière en proférant des insultes racistes, simplement parce que mon faciès ne lui plaisait guère : « Si je te croise dans la rue, je te tue ». À partir de ce moment-là, à chaque fois qu’on vous menace, même sans le caractère raciste, on le soupçonne.

« Pourquoi a-t-il été aussi cruel avec moi ? Pourquoi autant de véhémence ? »

Ou bien lorsqu’une personne que vous appréciiez vous répond, impassible, après que vous lui avez demandé calmement : « Mais où iront les Palestiniens si on les chasse de leur terre ? », tant cela lui semblait normal qu’on ruine, avec minutie mais sauvagerie, une bande de terre habitée par des gens :

« Ils iront dans d’autres pays. De toute manière, il y a déjà trop de pays arabes comme ça. »

Trop d’Arabes, trop de musulmans… Est-ce le corollaire de ce qui advient aujourd’hui ? Après tout pourquoi ne pas effacer notre existence pour mieux la nier ?

Cet aveuglement noir et ce mutisme complice accablent tous les peuples musulmans du monde entier avec une gravité inédite, des Rohingyas aux Ouïghours, des Syriens, Iraquiens, Libanais, Afghans, Palestiniens, Yéménites, Soudanais…

Cette entreprise funeste risque bien de nous emporter, en Europe, si cela persiste. Cette nouvelle vague brune engloutira inexorablement tout ce qu’on associera aux « musulmans ».

La haine se propage et déferle dans les journaux, les médias, les institutions et la sphère politique, gangrénant l’esprit de ceux qui n’avaient jusque-là pas d’avis, et qui s’en sont forgé un en s’abreuvant de CNews, de Twitter ou d’Instagram, plutôt qu’en se cultivant, plutôt qu’en parlant aux personnes concernées.

Après avoir visité l’exposition Banlieues chéries au Musée de l’Histoire de l’Immigration, dans la dernière salle, chacun pouvait écrire un mot :

« Dans ma banlieue rêvée, je peux… » Des centaines de messages s’étalaient sur les murs, tous très bien écrits ; empreints d’espoir et de paix, d’inquiétude, de peur, d’engagement, de désir de liberté, et de ne plus être haï, ni interdit…

Les témoignages étaient édifiants et bouleversants. Ils me rappelaient ce que je lis parfois dans les cahiers d’intentions à l’église, ou les vœux que les Japonais inscrivent sur des plaques (絵馬 Ema) dans les sanctuaires shintō.

Quand je suis tombé sur un vieil article de journal intitulé Convergence 1984, je l’ai lu attentivement. C’est, à mes yeux, l’une des pièces maîtresses de l’exposition, car on y lit aujourd’hui ce qu’un autre écrivait déjà en 1984. Cet article montre que nous sommes enfermés dans une spirale funeste :

« Cette initiative est née parce que nous sommes fatigués de constater toujours la même chose. Cette constatation peut être résumée en un seul mot : LE REPLI. Malgré les efforts de beaucoup, malgré les tentatives d’ouverture, le repli domine toujours ce pays. »

Je déplore à quel point toute une population, dont j’ai fait partie, une génération pourtant plus cultivée et mieux armée intellectuellement que la précédente, est encore reléguée au néant, réduite à ce qu’elle n’est pas, à ce qu’elle n’incarne pas.

Toutes ces personnes, dans une conscience collective grandissante, sont vues comme les parasites de notre société, les profiteurs, les fauteurs d’insécurité, les artisans de la dérive économique et de la prétendue perte de l’identité française…

C’est ce même principe délétère qui, dans d’autres contextes, a mené à la Shoah ou à la Nakba. La haine viscéral d’une chimère.

Cela demande du temps et de l’effort de se forger un point de vue solide et philosophique, ce qui est incompatible avec l’instantanéité qu’impliquent les réseaux sociaux, qui n’ont pas vocation à nous inciter à la réflexion, mais à exalter notre irrationalité à des fins propagandistes.

Finalement, on ne se rend jamais compte que l’on est endoctriné, que l’on succombe au mal, même le plus absolu, puisque la manifestation mortifère de celui-ci a toujours, à nos yeux, une raison d’être, une justification.

C’est une emprise irrésistible, puisqu’on veut toujours croire que l’on a le contrôle sur son destin, dans ce royaume intérieur façonné par un individualisme porté à son paroxysme.

Hélas, ce n’est qu’une illusion : à la fin, nous sommes les esclaves de ceux qui nous manipulent. Et si nous prenons pas garde, nous perpétuons ou nous consentons aux horreurs que nous nous évertuions de combattre jadis.

À chaque époque, un vent émancipateur souffla et se répandit à travers le monde, l’éveil de la conscience, aux âge anciens jusqu’à notre ère, qui transcenda le déterminisme dans lequel le pouvoir d’un seul, voulait les réduire.